Recueil de deux articles de Sophia Chatzifounta (ici et ici)
Vendredi 12 juin, le verdict du tribunal sur un nouveau cas de viol collectif à Rhôdes est tombé. Le jury a jugé les deux accusés coupables à l’unanimité. Un de ceux-ci était également l’un des deux violeurs et meurtriers d’Eleni Topaloudi. Le tribunal n’a ainsi reconnu aucune mesure d’atténuation et les a condamnés à la peine maximale, un emprisonnement de 15 ans. Avant la conclusion du jury, la procureure avait suggéré la condamnation des deux accusés, tout en ajoutant que, pendant le procès, ils avaient traité la victime d’objet, sans même lui demander comment elle se sentait suite à son viol.
Cette condamnation est extrêmement importante, tout d’abord pour la plaignante elle-même, qui, pendant le procès, a dû revivre tout ce qu’elle avait subi des mains de ses violeurs, mais également pour toutes les personnes qui les ont soutenues, elle et sa famille, et se sont montrées solidaires durant tout le procès.
La vaste majorité des viols ne sont jamais dénoncés et lorsque des cas vont jusqu’au tribunal, les auteurs sont souvent acquittés. Ainsi, toute condamnation des violeurs en justice donne au reste des victimes le courage d’en parler, mais aussi décourage d’autres crimes. Ceci s’illustre d’ailleurs parfaitement dans ce cas précis. Le viol de cette femme a eu lieu seulement trois jours après le viol et meurtre d’Eleni Topaoudi.
L’un des deux violeurs et meurtriers était donc convaincu qu’il pouvait violer et tuer une fille et échapper à la justice – ceci l’a sans doute encouragé à commettre encore un viol. Le fait donc que cette femme ait dénoncé son viol et conduit les auteurs au procès, constitue un acte de courage, non seulement pour elle-même, mais pour toutes les femmes.
En plus, cette condamnation est importante car elle rend plus difficile la possible diminution de peine pour le meurtrier et violeur d’Eleni, si celui-ci décidait de faire appel pour son autre crime.
Les faits
Seulement trois jours après le viol, les tortures atroces et le meurtre d’Eleni Topaloudi, l’un des deux auteurs accompagné d’un autre jeune homme ont approché cette femme de 19 ans et lui ont proposé d’aller faire un tour en voiture. Ils l’ont ensuite emmenée dans un endroit peu fréquenté, l’ont menacée, frappée et violée.
Au départ, elle n’a pas dénoncé son viol à la police. Comme elle l’a précisé au tribunal, sa soeur s’est d’abord adressée à un agent portuaire, qui par la suite en a informé la police. Les paroles de la personne victime dévoilent le sentiment de la plupart des victimes de viol à l’égard de la police. Comme elle le dit, elle connaissait cet agent portuaire personnellement, c’est pour cela que sa soeur s’est adressée à lui.
En d’autres mots, il est indispensable pour une victime de viol de faire confiance à l’autorité à laquelle elle va s’adresser. Or la police n’inspire pas cette confiance aux victimes, non seulement de viol, mais en général de violence sexiste, de harcèlement, de violence conjugale, etc.
À part la conclusion, ce procès – comme la plupart des procès pour viol – a mis en évidence plusieurs aspects de ce qu’une victime de viol doit subir, quand elle prend la décision de le dénoncer. Voyons-en quelques-uns.
La vie personnelle passée à la loupe
Le viol est souvent qualifié de crime qui stigmatise plus la victime que l’auteur, et ceci constitue la raison principale pour laquelle la plupart des victimes ne dénoncent pas leur viol. Mais, que se passe-t-il avec celles qui décident de parler? Comme on l’a vu dans ce cas précis, pendant le procès, la plaignante devra être prête à répondre à maintes questions injurieuses, tandis que sa vie personnelle sera examinée à la loupe, puisque la vie sexuelle de la victime, son rapport avec l’auteur ou autre sont des éléments qui pourraient être utilisés pour acquitter l’auteur.
Suivre de près le procès d’un cas de viol peut devenir extrêmement difficile et trépidant, tandis que pour la victime il est souvent décrit comme “un deuxième viol”, non seulement parce qu’elle est obligée de revivre des moments traumatisants, mais aussi à cause de tout ce qui peut être évoqué au cours du procès.
Le déroulement de ce procès est encore une réponse à la question: pourquoi les victimes évitent de s’adresser aux autorités? Cette femme a dû en effet faire sa déposition au tribunal pendant plus que 4 heures, elle a été contrainte de répondre aux avocats des accusés qui posaient les mêmes questions, inlassablement, dans le but de la déstabiliser, de l’épuiser et de la pousser à se contredire ou même pour prouver que ce que la victime avait dénoncé ne s’était jamais produit, que c’était tout droit sorti de son imagination…
Et comme de coutume dans un procès de viol, les avocats des accusés se sont penchés sur la vie sexuelle de la victime. Pendant la déposition de sa soeur, ils lui ont posé des questions sur ses habitudes sexuelles dans le passé, ses anciennes relations… Et comme si cela ne suffisait pas, un de ses avocats a déclaré: “Il n’y a pas de limite entre le sexe et le viol!” – à ce moment, la procureure est intervenue en s’exclamant “Comment ça?, il n’y a pas de limite?!”.
Mais ce n’est pas seulement la vie de la victime qui est passée au peigne fin. Les personnes appelées à témoigner doivent aussi être prêtes à répondre à des questions personnelles ou même à accepter une attaque de la part des avocats des auteurs. Ainsi, la soeur de la victime a été interrogée par les avocats pendant plusieurs heures, a dû répondre à des questions sur la vie sexuelle de sa soeur, mais aussi la sienne et celle de leur mère!
Même chose pour la pharmacienne à qui la victime avait confié son viol, ainsi que pour le psychiatre dont le diagnostic avait été demandé par le tribunal. Les deux ont dû subir les doutes des avocats des accusés quant à la validité de leurs diplômes et leur expertise professionnelle, pour ainsi les présenter comme des témoins non fiables. Et on a aussi entendu un des avocats demander au frère de l’auteur si selon lui, “la victime était une fille facile”, et un autre avocat accuser la famille de ne pas avoir “protégé la victime”, de l’avoir “ laissée trop libre”, et qu’ainsi la responsabilité du viol incombait aux parents!
Au final, le déroulement de ce procès a démontré une nouvelle fois que dénoncer un viol exige de la victime et de son entourage un courage admirable.
La justice coûte cher
Le système juridique peut aussi dissuader une victime de viol (notamment) de dénoncer les faits. Le coût du procès est un facteur dissuasif. Cette femme est originaire d’une famille pauvre et pour autant, elle a dû payer des frais administratifs très élevés pour que le procès puisse avoir lieu.
De plus, elle et sa famille habitent à Rhôdes, or le procès a eu lieu à Kos – une autre île du Dodécanèse -, ils ont donc dû prendre aussi en charge les frais de séjour tout au long du procès. Pour des raisons financières, ils n’ont d’ailleurs pas été capables de suivre les derniers jours du procès, laissant ainsi l’avocate seule pour les représenter.
Des organisations locales (et autres), qui ont suivi le procès, ont pris l’initiative de réaliser une collecte de fonds pour soutenir la famille avec les frais du procès, ce qui démontre le rôle essentiel de la solidarité, puisqu’elle peut rendre moins lourd le fardeau moral et financier de la famille.
En même temps, l’élément de classe qui pèse sur la justice est dévoilé. La classe ouvrière, les plus pauvres s’épuisent financièrement quand ils saisissent la justice pour les défendre. Par ailleurs, la situation financière de la famille est un autre élément utilisé par les avocats des accusés, qui y ont fait référence comme motif de la femme pour les dénoncer afin de demander des dédommagements. Là encore il est évident qu’au cours d’un procès de viol, tout aspect de la vie de la victime peut être utilisé contre elle, comme étant une preuve qu’elle ment. Cet argument des avocats traduit en outre la vision classique sexiste de la femme vénale.
Aucune victime n’est seule!
Enfin, ce procès a mis en évidence l’importance du slogan du mouvement féministe qui appelle au soutien des victimes de viol, à la solidarité pour qu’elles ne se sentent pas seules. Le soutien moral et psychologique d’une victime et de son entourage joue un rôle essentiel pour que toute victime de viol puisse tenir bon au cours du procès.
Le fait que les personnes solidaires étaient présentes à l’entrée de la salle du tribunal tous les jours, et qu’une journaliste a suivi le procès, a ainsi beaucoup contribué à l’information du public sur l’évolution du procès, ainsi qu’à la mise en lumière de ce qu’une femme victime de viol était obligée de subir dans la salle du procès.
L’expérience que nous transmettons de ce procès constitue une réponse lucide à la question souvent posée aux victimes de la violence sexiste: “Pourquoi n’a-t-elle pas parlé? Pourquoi n’a-t-elle pas dénoncé plus tôt les faits?”.